Turquie : la rage et la peur des Kurdes de Diyarbakir

mis à jour le Jeudi 21 juin 2018 à 18h14

Le Figaro | Delphine Minoui, envoyée spéciale à Diyarbakir | 21 juin 2018

 

Une chape de plomb s’est abattue sur la « capitale » des Kurdes de Turquie, depuis que le processus de paix a volé en éclats en 2015. Dans cette ville du Sud-Est turc, où le parti prokurde HDP s’est activement mobilisé pendant la campagne, l’espoir reste de mise malgré les craintes de fraudes aux élections nationales de ce dimanche.

Un joyeux brouhaha s’échappe de la terrasse du Mona. Au cœur de Diyarbakir, le petit café transpire de ce parfum de légèreté insufflé par la campagne électorale. Dehors, sur les murs épuisés de la ville, quelques portraits tout sourire de Selahattin Demirtas, le candidat kurde embastillé, narguent les véhicules blindés et les posters géants de Recep Tayyip Erdogan. « L’espoir, c’est plus précieux que la victoire », philosophe Özger Amed, autour d’un thé fumant. À 30 ans, le jeune journaliste kurde voudrait croire en ce scrutin de la dernière chance. Il aimerait rêver d’un nouveau « reïs », moins autoritaire, et de députés plus avenants. Jour et nuit, il a d’ailleurs milité sans faille pour le mouvement de gauche prokurde HDP (Parti démocratique des peuples). Mais il sait le changement difficile et l’horizon bouché. «Depuis l’été 2015 et la rupture du cessez-le-feu entre l’armée et le PKK (guérilla indépendantiste kurde), le Sud-Est (à majorité kurde) est décimé. Le HDP a été stigmatisé et criminalisé. Des milliers de personnes ont été purgées, d’autres ont abandonné leur logis pour fuir les combats, d’autres encore ont été tuées ou jetées en prison. Les médias sont muselés. Comment, dans ces conditions, imaginer des élections libres et régulières ? », dit-il.

« Chasse aux sorcières »  

Engoncé dans un sweat-shirt couleur bordeaux, Özger parle en connaissance de cause. Le journal auquel il collaborait, Özgûr Gündem, a dû fermer pour « soutien au terrorisme » et certains de ses confrères sont encore derrière les barreaux. La prison : un univers dont il a, lui aussi, fait la sinistre expérience. Arrêté en 2015 pour avoir manifesté contre le massacre impuni de Roboski (quand, en 2011, des avions de guerre bombardèrent ce village kurde), il vient de passer deux ans et demi au fond du cachot. Un voyage en Absurdie dont il se remet à peine : « Aucune accusation concrète n’a jamais été formulée contre moi. Le juge s’est contenté de dire : tu vas au trou… Aujourd’hui, ce même juge est sous les verrous, car il est accusé d’être pro-Fethullah Gülen (l’instigateur présumé du coup d’État raté du 15 juillet 2016). Surréaliste ! » La prison, poursuit-il, est un monde régi par l’arbitraire et l’injustice : « J’y ai croisé des combattants PKK, mais aussi tant de personnes arrêtées sans charges qui ne comprenaient pas ce qu’elles y faisaient. Après le putsch de 2016, ça s’est aggravé : la traque anti-PKK et anti-Gülen s’est transformée en une chasse aux sorcières élargie à toute la société civile. Dans ma cellule, nous sommes passés de 10 à 30 détenus. » Et d’ajouter: «Les autorités turques n’ont qu’un objectif : nous faire payer le prix de notre différence et intimider la population. En fait, elles gèrent la prison comme “un centre de redressement”. La Turquie est devenue ce pays où tu n’as le droit d’exprimer ni ta tristesse, ni ta joie. » Depuis qu’il a été relaxé, Özger confie « aller mieux » mais ne « pas se sentir plus libre ». « En fait, le Sud-Est est devenu une grande prison à ciel ouvert. Regardez tous ces drapeaux turcs qui étouffent la ville, ces postes de contrôle, ce parc rebaptisé “15 Juillet” ou, dans les bourgades alentour, ces statues de personnalités kurdes qui ont été déboulonnées. Diyarbakir, la “capitale” des Kurdes, vit sous occupation. D’ailleurs, je n’ose pas retourner dans le quartier de Sur, de peur d’avoir un choc », souffle-t-il.

Sur, le cœur historique de Diyarbakir… Entre 2015 et 2016, il a été le principal théâtre des affrontements entre l’armée et les combattants du PKK. Défiguré par les combats de rue, il commence à retrouver un semblant de vie. Dans les allées repavées qui jouxtent l’avenue Gazi, les échoppes ont rouvert. Aux alentours du minaret, griffé par les impacts de balles, quelques touristes européens ont même fait leur réapparition. « Nous allons reprendre là où nous nous sommes arrêtés », y annonce fièrement la banderole d’un restaurant traditionnel après deux ans de fermeture. Mais les plaies sont profondes. Et la renaissance est en trompe l’œil. « Vous avez vu toutes ces maisons en cours de rénovation par l’établissement public Toki ? L’une d’elles appartenait à ma famille. L’État lui demande un montant exorbitant pour sa reconstruction. Moi, j’appelle ça une expropriation forcée ! », s’insurge Tugay, un jeune bijoutier kurde du bazar de Sur, qui votera, ce dimanche 24 juin, « pour le Parti de la liberté » - façon de signifier son opposition à Erdogan, sans afficher ouvertement sa couleur politique.

Un véritable « urbicide » 

S’enfoncer dans les venelles d’Ali Pasa, dans la partie sud-ouest de Sur, c’est prendre conscience de l’ampleur du désastre. Autrefois peuplées d’enfants bruyants, les rues sont vides. Sur les façades mitraillées, des slogans ultranationalistes ont remplacé les graffitis prônant l’autonomie du Kurdistan. Au premier étage d’un immeuble vétuste, Gülçin Yarali, une habitante, a redécoré de posters kitchs son modeste appartement, déserté pendant plusieurs mois, et dont elle risque d’être expulsée. De son balcon, la vue offre un spectacle de désolation : dans la rue d’à côté, où habitait sa belle-mère, les bulldozers ont déjà rasé des dizaines de maisons. « Il y a quelques mois, les autorités ont coupé l’eau et l’électricité, pour la contraindre à partir vivre ailleurs et construire de nouvelles habitations. Comme ses voisins, elle a intenté une procédure judiciaire, mais sans grand espoir », dit-elle, en dénonçant un véritable « urbicide ». Malgré quelques touches de maquillage, Gülçin peine à cacher son épuisement teinté de désespoir. Son mari, au chômage depuis deux ans, ne trouve pas de travail. Son frère, accusé de « terrorisme », a été condamné à dix-huit ans de prison. Demain, elle devra prendre le bus à 3 heures du matin pour lui rendre visite à Gaziantep, où il est détenu, à quatre heures de route de Diyarbakir.

«C’est l’humiliation au quotidien ! », s’insurge l’avocat kurde Neset Girasun. Les familles de la plupart de ses clients, dont Selahattin Demirtas, incarcéré à Edirne, près de la frontière grecque, souffrent elles aussi d’être éloignées de leurs proches. « En un an et demi, ma propre belle-sœur a changé cinq fois de prison, de Mardin à Antalya en passant par Urfa. Imaginez le traumatisme pour son fils de 5 ans », dit-il. Son crime ? Avoir été co-maire HDP de la ville d’Idil, dans la province voisine de Sirnak, aujourd’hui placée sous la tutelle de l’État. « Mais dans le Sud-Est turc, c’est malheureusement légion », poursuit-il. Du salon de thé où il nous a donné rendez-vous, on ­entreaperçoit une autre mairie « occupée », celle de Diyarbakir. Pilotée par une « administration » désignée par Ankara depuis l’arrestation de ses co-maires HDP, c’est un véritable « bunker » où il faut montrer patte blanche pour pénétrer…

Les temps ont bien changé depuis le printemps kurde de 2009, ironiquement initié par Erdogan ! L’éditeur kurde Lal Lales se souvient de cette époque comme d’un renouveau : ouverture politique, pourparlers avec le PKK à partir de 2012, programmes kurdes à la télévision, et démultiplication des événements prônant la diversité culturelle de cette région imprégnée d’un riche passé. « Aujourd’hui, la peur est de retour. Pis, les gens n’osent même plus exercer leurs droits les plus fondamentaux, comme se balader dans la rue avec un livre rédigé en langue kurde ou assyrienne », dit-il. Pour l’opposant kurde Edib Berk, 53 ans, il s’agit d’un « traumatisme aussi profond que dans les années 1990 » (en référence aux pires heures du conflit, qui a fait 40 000 morts depuis 1984). En fait, poursuit-il, « Erdogan est en train de se venger contre nous ».

Selon lui, le président turc n’aurait pas digéré que la normalisation politique, d’abord favorable à son parti, l’AKP, se retourne contre lui : aux législatives de juin 2015, le HDP passa la barre des 10% en le privant de sa majorité absolue. Sur fond de reprise du conflit avec le PKK et de spirale d’attentats, le chef de l’État s’empressa alors de convoquer, cinq mois plus tard, des élections anticipées tout en accusant le parti prokurde d’être le bras politique du PKK.

À l’époque, Edib Berk fit partie de ces députés éphémères, élus pour à peine quelques jours. Mais il en faut plus pour le démonter. À nouveau candidat au scrutin de ce dimanche, il ne se fait guère d’illusion sur une victoire de Demirtas, mais il mise sur un maintien du HDP au Parlement. « Nous sommes terriblement fragilisés. À travers le pays, 70 000 de nos membres ont été emprisonnés. L’AKP use de toute sa machine de propagande contre nous. Pourtant, les mauvaises performances économiques de son gouvernement et son alliance avec les ultranationa­listes du MHP pourraient lui jouer des tours. J’ose également espérer que la population jugera sur des actes concrets : quand le HDP était à la mairie, nous soutenions une multitude de festivals : théâtre, musique, cinéma. Et surtout, nous défendions des valeurs universelles. Aujourd’hui, le budget alloué à ces événements a été suspendu et l’administration se contente de planter des fleurs et d’ériger des murs ! », ironise-t-il. Neset ­Giresun, l’avocat, aimerait partager le même optimisme. « Avec le déplacement de certains bureaux de vote pour “raisons sécuritaires” et la suppression du tampon obligatoire sur les bulletins, je crains que ce scrutin ne soit entaché d’irrégularités. Cela ne ferait que renforcer la colère et compromettre encore plus la possibilité d’un retour au processus de paix », dit-il.