Séquestration et torture, la répressison occulte en Turquie

mis à jour le Mercredi 12 decembre 2018 à 19h06

Le Monde | Par Nicolas Bourcier | 12/12/2018

Un système d’enlèvements, de détentions secrètes et de torture a été mis en place depuis le putsch raté de 2016

Enquête

Une centaine d’opposants gülénistes ont été enlevés à l’étranger, de l’aveu même des autorités

Recep Tayyip Erdogan avait prévenu : « Nous allons continuer notre lutte aussi longtemps qu’il le faudra, jusqu’à ce que nous les ayons entièrement effacés de la carte. » Le président turc, après avoir arrêté plus de 217 000 proches de son ancien allié le prédicateur Fethullah Gülen et en avoir fait condamner plus de 50 000, multiplie les enlèvements en pleine rue dans une vingtaine de pays, les détentions arbitraires et, dans certains cas, les tortures dans des prisons secrètes, des « sites noirs », en Turquie.

Neuf médias, dont Le Monde, avec le site d’investigation Correctiv et « ZDF Frontal21 », ont retrouvé deux membres de la confrérie güléniste, qui, pour la première fois, témoignent séparément d’enlèvement forcé et de torture. « Tolga », réfugié dans un pays de l’Ouest depuis l’été 2017, a été enlevé, séquestré, passé à tabac, privé de sommeil et de nourriture, torturé à l’électricité. Au bout de dix jours, il a été autorisé à prendre une douche et à changer son pyjama gorgé de sang. « J’ai vu pour la première fois mon corps, il était noir et bleu. » Il a été détenu 92 jours et a perdu 21 kilos.

La purge engagée par le président turc Recep Tayyip Erdogan contre le mouvement islamiste du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’avoir fomenté le putsch raté du 15 juillet 2016, ne faiblit pas. De nouveaux coups de filet sont annoncés chaque semaine. « Nous allons continuer notre lutte aussi longtemps qu’il le faudra, jusqu’à ce que nous les ayons entièrement effacés de la carte », a répété récemment le numéro un turc alors qu’il s’adressait aux parlementaires de son Parti de la justice et du développement (AKP).

Le soulèvement d’une partie de l’armée contre le pouvoir civil, survenu dans la nuit du vendredi 15 au samedi 16 juillet au prix de 250 morts et de 1 500 blessés, a bouleversé en profondeur la Turquie. Désignés comme étant ses instigateurs, ce qu’ils nient, les adeptes du mouvement du prédicateur Gülen sont poursuivis sans relâche tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Depuis le coup d’Etat raté, 217 971 personnes soupçonnées d’appartenance au mouvement ont été interpellées, plus de 50 000 ont été condamnées, dont une majorité de gülénistes. Les universités, les écoles, les associations liées au prédicateur ont été fermées, de nombreuses entreprises liées au mouvement ont été saisies par l’Etat.

 

Extraditions refusées

Ankara a aussi réussi à contraindre au moins vingt pays à fermer ou transférer à de nouveaux propriétaires des centaines d’écoles du mouvement Gülen. A son apogée, lorsqu’il était encore l’allié du numéro un turc, le prédicateur était à la tête d’un réseau de 2 000 écoles réparties dans 160 pays à travers le monde, de l’Afghanistan aux Etats-Unis, en passant par l’Asie centrale et les Balkans.

Le président Erdogan n’a de cesse de poursuivre le mouvement de sa vindicte. Ces deux dernières années, Ankara a noyé Interpol sous les demandes de poursuites à l’endroit de présumés gülénistes, mais aussi contre des opposants politiques réfugiés en Europe. Réclamée à la justice américaine, l’extradition du « Hoca » (le « maître » Fethullah Gülen selon ses adeptes) qui, depuis 1999, gère les affaires de la confrérie depuis sa résidence en Pennsylvanie (Etats-Unis), a été refusée, faute de preuves suffisantes.

« Aucun Etat n’a répondu positivement à nos demandes d’extradition des membres du réseau terroriste Gülen. Ni les Etats-Unis, ni la Grande-Bretagne, ni l’Allemagne n’ont accédé à nos requêtes », a reconnu Andulhamit Gül, le ministre turc de la justice, dimanche 9 décembre. Incapable de prouver le bien-fondé de sa chasse aux sorcières, Ankara a opté pour la force, multipliant les enlèvements, les intimidations, les pressions diplomatiques.

Selon une enquête menée par neuf médias internationaux, dont Le Monde, les services secrets du MIT (Milli Istihbarat Teskilati, l’Organisation nationale du renseignement turc) ont organisé, ces deux dernières années, un système d’enlèvements, de détentions arbitraires et de torture de gülénistes dans des prisons secrètes, des « sites noirs », en Turquie.

Pour la première fois, deux hommes, qui ne se connaissent pas, tous deux membres de la confrérie güléniste, livrent un témoignage précis des tortures subies pendant plusieurs mois au cœur même de la Turquie. Les détails des sévices sont invérifiables. Ils n’en demeurent pas moins crédibles, en premier lieu parce que les méthodes appliquées par les différentes équipes de tortionnaires se ressemblent. En février, le rapporteur spécial de l’ONU, Nils Melzer, s’était inquiété de la hausse des accusations de torture et du manque de réactions d’Ankara.

L’enquête montre comment les autorités turques ont arrêté, enlevé ou transféré plus de 200 ressortissants turcs installés dans une vingtaine de pays dans le monde. Certains avaient obtenu la protection de l’ONU en tant que demandeurs d’asile.

Des disparitions ont été recensées. Selon le Centre de Stockholm pour la liberté, un groupe de journalistes en exil originaires de Turquie, une vingtaine de personnes ont disparu rien que sur le sol turc. Öztürk Türkdogan, le président de l’association turque des droits de l’homme (IHD), a évoqué, lui, près de 15 enlèvements. Selon Wenzel Michalski, directeur de Human Rights Allemagne, « nous devons partir du principe que la torture est dans ces cas systématique ».

Les autorités turques reconnaissent les enlèvements hors des frontières du pays. Depuis le putsch raté, le MIT a « emballé 80 gülénistes dans 18 pays différents pour les ramener en Turquie », a reconnu Bekir Bozdag, qui était alors le porte-parole du gouvernement, lors d’une interview à la chaîne Habertürk TV, le 5 avril., avait assuré pour sa part Hüseyin Aydin, l’avocat du président turc, quelques jours plus tôt.

La Turquie n’est pas la seule à poursuivre ses adversaires à l’étranger, et ce n’est pas la première fois qu’elle le fait. Mais cette traque globale, assortie d’un système bien rodé d’exfiltrations, de mises à l’isolement, de sévices destinés à produire des aveux est singulière par sa rapidité et sa brutalité.

Les Américains appelaient « extraordinary renditions » (transferts exceptionnels de détenus) leur programme secret concocté dans le cadre de leur guerre globale contre la terreur déclenchée par George W. Bush après le 11 septembre 2001. L’Agence centrale de renseignement (CIA) a kidnappé à travers le monde des personnes suspectées d’être des terroristes. Elle les a transférés secrètement en avion vers des endroits éloignés pour les y enfermer, des « sites noirs », où la torture était pratiquée, dans plusieurs pays en dehors des Etats-Unis.

 

L’allié devenu bête noire

Notre enquête démontre que la Turquie a mis en place un programme similaire d’enlèvements. A trois différences près : le MIT ne kidnappe pas uniquement les Turcs en dehors de la Turquie. Les victimes sont des ressortissants turcs. Et les autorités n’ont pas besoin de les envoyer à l’autre bout du monde.

Fort de sa puissance financière et son entregent, le mouvement Gülen a étendu ses ramifications à la diaspora turque. C’est ce qui explique, pour Ankara, cette traque globale. La dimension multinationale du mouvement a d’ailleurs longtemps servi de tremplin aux officiels de l’AKP, hommes d’affaires ou même diplomates, qui, en visite à l’étranger, ne manquaient pas de confier leur agenda à Tukson, l’association des hommes d’affaires liée à l’imam Gülen, connue pour son carnet d’adresses bien rempli.

A l’époque, le mouvement Gülen marchait main dans la main avec les islamo-conservateurs de l’AKP. Une alliance forgée dès l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir, en 2003. Puissants financièrement, établis à l’étranger, bien éduqués grâce à leurs écoles de bon niveau, les gülénistes ont longtemps constitué une vaste réserve de cadres pour le parti dirigeant.

Ses adeptes, des conservateurs pieux, votaient en bloc pour l’AKP. Petit à petit, avec l’accord des autorités, le mouvement a infiltré toutes les strates de l’administration. Erdogan l’a reconnu, trois semaines après le putsch raté. « Que ne leur a-t-on pas donné ! J’ai aidé cette structure, comme d’autres, pensant que nous aurions pu converger vers un dénominateur commun minimum, même si de nombreux aspects chez eux ne me convenaient pas. »

Au plus fort de leur idylle, Gülen a rendu un grand service à Erdogan en l’aidant à se débarrasser de la tutelle envahissante de l’armée. Sur ce point, les deux hommes sont tombés d’accord pour faire rentrer les militaires dans leurs casernes. Leur désir de revanche était fort sur cette élite à épaulettes qui s’était opposée jadis à l’avènement de l’islam politique en Turquie.

Entre 2007 et 2013, une purge est déclenchée contre les militaires. Des procès retentissants se succèdent. Les dossiers sont instruits par des magistrats gülénistes, les audiences sont relayées par les médias du prédicateur. Or, très vite, les procès se dégonflent. Il s’avère que des dossiers d’accusation ont été fabriqués de toutes pièces par des policiers et des magistrats au service du mouvement.

Ankara reste sourd à ces révélations jusqu’à ce que les procureurs gülénistes dirigent leurs enquêtes vers l’entourage de M. Erdogan, révélant, en décembre 2013, un scandale de corruption au sein du gouvernement islamo-conservateur.

Il faudra attendre le 20 mars 2015 pour que le président dénonce son alliance avec Gülen. « Moi, et le pays tout entier, avons été bernés. Toute cette affaire n’était qu’un complot orchestré par une organisation avide de mettre la main sur la Turquie », confie alors M. Erdogan, en visite à l’académie militaire d’Istanbul.

Passé d’allié à bête noire, Fethullah Gülen est décrit par les officiels turcs comme le chef de file d’un « Etat parallèle » aux ramifications internationales, un ordre fanatique dont les adeptes sont soumis aux injonctions de leur chef spirituel. Considérés comme seuls responsables du putsch, ils sont impitoyablement traqués, souvent emprisonnés et torturés.

Sollicité, le gouvernement turc n’a pas répondu à nos questions dans le cadre de l’enquête, #blacksitesturkey. Dans le passé, des membres du gouvernement ont à plusieurs reprises nié les allégations de torture. Peu après le coup d’Etat, le président Erdogan avait affirmé : « Ils disent que nous torturons. Nous avons une tolérance zéro en matière de torture. »

 

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Le Monde | Par Nicolas Bourcier | 12/12/2018

Enlevés en Turquie, placés dans une prison secrète, deux anciens prisonniers racontent les sévices qu’ils ont subis

Témoignages

Tolga » est jeune encore, dans la force de l’âge. Il n’a qu’une quarantaine d’années. Seulement, sa main tremble et son regard sombre s’échappe parfois pour tenter de retenir ses larmes. Il a été enlevé, séquestré et torturé en Turquie dans une prison secrète, un « site noir », pendant plusieurs mois. Il en apporte, pour la première fois, un témoignage pour Le Monde et huit autres médias, associés dans l’opération #blacksitesturkey. Un récit dans une langue simple et crue, où l’isolement, les passages à tabac, la privation de sommeil et de nourriture, les évanouissements, les piétinements, les électrochocs, les insultes des gardes révèlent une pratique barbare, toujours à l’œuvre, bien que cachée, et rappellent une des pages les plus sombres de la répression des années 1980 et 1990 contre les mouvements kurdes et d’extrême gauche.

« Tolga » n’est pas son vrai nom. Il refuse de rendre publique sa véritable identité par peur, dit-il. Depuis quelques semaines, il a obtenu un statut de réfugié dans un pays d’Europe de l’Ouest, dont il souhaite taire également le nom. Avec sa famille, il a pu fuir clandestinement la Turquie peu après sa libération, survenue un soir d’été 2017. « Et malgré cela, j’ai peur, une peur omniprésente, terrifiante, comme beaucoup d’autres. »

Une vingtaine de cas d’enlèvements en Turquie ont été recensés par plusieurs organisations de défense des droits de l’homme. Beaucoup plus, selon d’autres sources. A chaque cas, le même procédé : l’enlèvement brutal par quatre ou cinq hommes en civil, le transfert, puis l’isolement et les interrogatoires par des équipes de tortionnaires dans des geôles qui n’existent sur aucune carte. Des hommes et des installations qui appartiendraient aux services du renseignement turc, le MIT, d’après des indices concordants.

Tolga, comme les autres, est membre de la confrérie islamiste de Fethullah Gülen, le prédicateur turc exilé aux Etats-Unis, accusé, depuis deux ans, d’avoir orchestré la tentative de coup d’Etat de 2016.

Lui est entré dans le mouvement religieux il y a vingt-cinq ans. Professeur de droit dans une université güléniste d’Ankara, également avocat dans un cabinet privé, il dit n’avoir jamais été arrêté auparavant. Père de famille sans histoire, il affirme avoir déjà voté pour le Parti de la justice et du développement (AKP), le parti d’Erdogan, et aussi pour le principal parti d’opposition de centre gauche et laïc, le Parti républicain du peuple (CHP).

Erdogan avait déjà prévenu publiquement qu’il allait pourchasser les gülénistes « jusque dans leurs grottes ». « Nous allons les punir, au point qu’ils vont nous supplier de les achever », était allé jusqu’à déclarer son ministre de l’économie. Le président, lui, a parlé de « tolérance zéro » sur la torture.

Le 9 mai 2017, en début d’après-midi, Tolga emmène sa fille à l’école. Il gare sa voiture et se dirige ensuite seul vers une banque pour tirer de l’argent. Il est 12 h 45. Plusieurs hommes surgissent subitement de deux voitures, un Transporter noir Volkswagen et un véhicule Hyundai de couleur sombre. Tolga est ceinturé et embarqué.

Dans la voiture, une pluie de coups s’abat sans discontinuer. Plaqué au sol du véhicule, on lui met un bandeau sur les yeux. Les mains sont attachées avec des câbles, les jambes aussi. Tolga gardera des traces aux mollets jusqu’à aujourd’hui. « J’ai fini par céder, ne plus bouger, souffle-t-il. J’étais épuisé, je me suis dit que je devais garder la tête froide. »

Ils roulent ainsi pendant trente à quarante minutes. On le sort du véhicule et l’emmène dans un baraquement aux allures de hangar. A l’entrée, il est déshabillé puis vêtu d’une « sorte de pyjama », dit-il. Les yeux sont à nouveau bandés, les lanières derrière la tête serrées avec force. En plus du bandeau, un sac en tissu est posé sur la tête, rendant la respiration plus difficile. « C’est devenu ensuite systématique, nuit et jour, explique-t-il. Tout était fait pour que l’on ne voie jamais les visages de nos tortionnaires, ils veillaient même à ce que je ne voie pas leurs ombres afin de ne pas dévoiler leur taille. »

Lumière allumée en permanence

Tolga est menotté dans le dos. Il avance d’une dizaine de pas et se retrouve dans une cellule, un espace d’environ d’un mètre et demi sur deux. Les murs et le plafond sont matelassés. Pas de lit. C’est sale. La lumière est allumée. Elle le restera vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sept jours sur sept. Les ordres sont donnés via un haut-parleur accroché sur un des murs. Un micro est là aussi. « D’après les bruits, il y avait d’autres cellules à côté de la mienne. J’en ai compté cinq ou six. » Un des geôliers lui indique qu’il doit se tourner face contre mur et se mettre à genou lorsque l’on vient frapper à la porte. « J’ai essayé de remonter légèrement le sac sur ma tête, une voix dans le haut-parleur m’a ordonné de le remettre immédiatement en place. »

La porte se referme. C’est le choc. Il se demande : « Que voulaient-ils ? Qu’allaient-ils faire de moi ? Avaient-ils l’intention de me tuer et me faire disparaître ? La mort est un sentiment impossible à imaginer. » Tolga tente de reprendre son souffle, il pleure.

Premier jour, premières tortures. On le sort de sa cellule. A nouveau une dizaine de pas, et le voilà dans une pièce plus sombre, plus étouffante aussi. Il est déshabillé. Tolga apprendra vite que cette salle est réservée aux sévices. Une autre, plus claire, située juste à côté, sert aux interrogatoires.

Coups de pied et coups de poing à nouveau. Auxquels s’ajoutent les chocs électriques. Un sextoy aussi. « Ils m’ont mis l’objet dans la main et m’ont obligé de me mettre à terre, en boule, avant que l’un d’eux s’assoie sur moi. » Tolga détourne la tête, se lève puis se rassoit. Il reprend. Les coups de poing, les coups de pied, les coups de bâton aussi : « Cela n’arrêtait pas. »

De retour en cellule, on lui enjoint de rester debout. Au bout de quelques minutes, Tolga s’écroule et la voix du haut-parleur hurle pour qu’il se relève. Deux heures, quatre heures, six heures d’affilée. Le temps s’étire à l’infini. Et puis à nouveau la séance de torture, les coups, les humiliations. La tête est enflée, les lèvres saignent, une dent est cassée.

Dix jours, et Tolga est autorisé à prendre sa première douche. « J’ai vu pour la première fois mon corps, il était noir et bleu. » Dix jours, et les tortionnaires lui changent son pyjama gorgé de sang. Les toilettes possèdent une porte à mi-hauteur, par-dessus laquelle « on sentait qu’un gardien pouvait nous épier ». Il n’y a que pour déféquer qu’on lui retire les menottes. Pour uriner, elles sont attachées devant.

Et puis, il y a la faim. Chaque matin, un pain, « de la taille d’un téléphone portable », avec un peu de fromage et parfois une tranche de tomate. Le soir, une soupe avec du riz et du pain. « Le riz me sortait par les yeux, mais je mangeais pour tenir le coup. Chaque jour, je maigrissais à vue d’œil. »

Pour ne pas perdre la notion du temps, « chose indispensable pour ne pas perdre complètement la raison », Tolga use d’un stratagème. Chaque matin, il arrache un petit morceau de la serviette en papier qui accompagne son morceau de pain, le roule discrètement entre ses doigts et dissimule la boulette dans un des interstices de la cellule. « Je savais ainsi le nombre de jours passés entre ces murs. » Au total, il comptabilisera 92 boulettes. Et perdra 21 kilos.

Souvent, les gardiens lui posent un casque sur les oreilles avec de la musique à tue-tête. Des chants nationalistes comme Ölürüm Türkiyem (« Je meurs pour toi ma Turquie ») ou Asin su köpekleri (« Pends ces chiens », sous-entendu ces traîtres, les gülénistes), en boucle, pendant des heures. Le 15 juillet, date anniversaire du putsch raté, il est soumis à ce traitement sonore pendant vingt-quatre heures. Il insiste :« Ce n’était pas pour le plaisir qu’ils faisaient cela, mais bien pour torturer. »

« Des professionnels »

La faim, la soif, la solitude, les silences, les humiliations et les violences : la machine à broyer est bien en place. Il raconte, avec une précision presque clinique, les protocoles utilisés dans cet « archipel » turc de la torture. A tel point que se pose la question de la formation de ces cadres tortionnaires. « Des professionnels, sans l’ombre d’un doute, dit-il.Des professionnels avec des ramifications au plus profond de l’Etat. »

Sur le site, Tolga n’a jamais entendu la voix d’un des membres de l’équipe qui l’a enlevé. « Ceux-là formaient un groupe à part, entraîné spécialement à cet effet. » Il poursuit : « Ils avaient une équipe pour chaque tâche, de vrais spécialistes. Au total, ils étaient une trentaine et fonctionnaient par roulement. Je les reconnaissais à leurs voix et leurs accents. Il y avait le chef, un gradé, cela se reconnaissait à sa manière de parler, à la manière dont les autres lui parlaient. Il m’a interrogé dans la pièce prévue à cet effet et torturé dans la salle voisine. Il y avait aussi plusieurs responsables d’équipe et le personnel de base prévu pour le nettoyage, les toilettes et la nourriture. Tout était ordonné, maîtrisé. »

Les interrogatoires ont lieu une ou deux fois par jour durant les trois premières semaines. Puis passent à une séance tous les deux à trois jours. « A leurs yeux, j’étais un terroriste güléniste et ils voulaient que je dénonce d’autres gülénistes. » A chaque séance, les tortionnaires lui lâchent des noms, présentent des photos de personnes membres du mouvement qu’il doit regarder brièvement, face contre mur. « Ils répétaient sans cesse qu’ils étaient l’Etat et qu’ils avaient tous les pouvoirs, glisse-t-il. Oui, ils sont puissants. Ils pouvaient par exemple accéder très rapidement aux banques de données concernant les membres du mouvement Gülen. »

Il ajoute : « J’ai compris au bout de quelques semaines qu’ils cherchaient des témoins anonymes pour leur procès. Ils ont tellement de preuves à construire, tellement d’accusés pour lesquels ils n’ont rien. » Une particularité du système judiciaire turc est que l’accusation peut s’appuyer sur des témoins anonymes, cachés par un rideau. « Dans leurs têtes, ils avaient une organisation terroriste fictionnelle, ils avaient besoin de personnes pour remplir les rôles. »

« Ali » ne dit pas autre chose. Ancien comptable, la jeune quarantaine, enlevé de force par quatre ou cinq hommes un jour de juin 2017 et emmené dans un site noir difficilement repérable aux alentours également de la capitale, il témoigne lui aussi pour la première fois, et lui aussi sous un nom d’emprunt : « Ils m’ont accusé d’être un terroriste, un traître à la patrie et un putschiste. Dès le début, ils avaient un scénario dans lequel ils m’avaient attribué un rôle que je devais accepter. »

Lui aussi subit de multiples sévices et traitements dégradants, comme si, dans ces sites, on torturait à la fois à la chaîne et sur mesure. Ali ne connaît pas Tolga. Ils ne se sont jamais rencontrés mais ils racontent les mêmes protocoles, la même litanie de coups, d’humiliations, le bandeau aussi, le sac, les écouteurs, les interrogatoires dans une salle à part, avec parfois quelques variantes. « Je n’avais pas le droit de prier », précise Ali. Longtemps aussi, il devait rester debout, mais nu, jusqu’à épuisement. Il lâche : « Je ne pouvais rien leur dire puisque je ne savais rien et ne comprenais rien à ce qu’ils me demandaient. Les noms et les lieux m’étaient inconnus ! »

Dans le couloir menant à la cellule d’Ali, une étroite armoire en métal, surnommée « le cercueil », est réservée plusieurs heures par jour aux détenus, qui doivent s’y glisser à tour de rôle, debout, sans bouger. « C’était pire qu’un cauchemar, dit-il. D’ailleurs, les bourreaux me le répétaient sans cesse : “Ta vie est entre nos lèvres”. » Comprendre : un mot de leur part et il disparaissait. D’une même voix basse, tendue à l’extrême : « Ils disaient tout le temps qu’ils savaient tout, et de fait ils avaient de bonnes sources : ils connaissaient mes enfants, mes collègues de travail, ils avaient les numéros de téléphone aussi des gens avec qui je parlais… Ça ne pouvait être que des agents du renseignement. »

Un jour, Ali hurla : « Je ne peux rien admettre parce que je n’ai rien à admettre, allez-y, vous pouvez me tuer ! » La suite n’est que la poursuite de son calvaire. Il sera libéré quelques semaines plus tard, sans explications, la nuit, au milieu d’un village inconnu, loin d’Ankara, après cent jours de détention. Et avec 30 kg en moins. Il quittera clandestinement le pays deux mois plus tard.

Tolga, lui, ne dit pas s’il a craqué. « Ils m’ont menacé de mort, moi, mon père, ma mère, ils m’ont dit qu’ils pouvaient provoquer des accidents, emmener ma femme ici même, avec tout ce que cela voulait dire. » Il explique seulement qu’il leur a fait croire après un certain temps qu’il allait collaborer avec eux : « Je leur ai menti. J’ai fait mine aussi de ne plus savoir quel jour on était, que mes repères étaient brouillés, que j’étais à bout. »

Peu avant sa sortie, un des geôliers lui demande de déposer, dans une poubelle d’un square d’Ankara, le jeudi suivant, un petit bout de papier sur lequel il aurait décrit brièvement son retour à la vie normale. Un signe d’allégeance à leurs yeux. Il ne le fera pas.

Le jour de sa libération, une équipe l’embarque dans une fourgonnette, similaire à celle de l’enlèvement. « J’ai fait semblant de somnoler, en espérant qu’ils commettent une erreur. » A un moment du trajet, un des hommes lui donne une bouteille d’eau. En baissant les yeux, Tolga voit la main de son ravisseur, une main nue, sans gant. Il boit un peu et fait mine de vouloir garder la bouteille.

La voiture s’arrête sur une petite place située en banlieue de la capitale. On le fait sortir. Tolga se retrouve seul. Il retire son bandeau. Un vent frais balaie ses cheveux devenus bien longs. Dans sa main, la bouteille avec les empreintes d’un de ses ravisseurs. Avant de quitter la Turquie, il la mettra en lieu sûr. Aujourd’hui, il veut y croire : « Cette bouteille d’eau servira un jour dans un procès. »