Le pouvoir turc resserre l'étau sur la société civile

mis à jour le Mercredi 21 novembre 2018 à 18h47

Lefigaro.fr | Correspondante à Istanbul

REPORTAGE - Une nouvelle vague d'arrestations signale la volonté de dissuader toute forme de mobilisation contre les autorités.

«Tu attends quelqu'un?» Les yeux embués de sommeil, Yigit Aksakoglu a bien entendu la sonnette d'entrée. Il est 6 heures du matin ce vendredi à Istanbul, et son épouse, Unzile, n'attend évidemment personne. Yigit, qui travaille pour la fondation hollandaise Bernard Van Leer, bondit du lit, se dirige vers la porte, tourne la poignée. Neuf policiers - dont seulement deux en uniforme - l'attendent sur le palier pour l'arrêter. «Je n'ai rien compris. J'ai juste enchaîné les questions. Où l'emmènent-ils? Comment pourrais-je le voir? Quand? Au fait, quel motif justifie son arrestation?» raconte Unzile, en revivant la scène.

Elle est assise, mains crispées d’angoisse, au fond du cabinet d’Asli Kazan, l’avocate de son époux. Ce même vendredi 16 novembre, douze autres personnes, universitaires, journalistes et figures de la société civile, ont elles aussi été arrêtées dans les mêmes conditions - dont l’une dans un hôtel de Kas, sur les bords de la Méditerranée, où elle séjournait. Accusées de tentative de renversement du pouvoir et de collaboration avec le philanthrope Osman Kavala, sous les verrous depuis un an, elles ont finalement été libérées dimanche… à l’exception de Yigit Aksakoglu, transféré à la prison de Silivri.

« Pourquoi lui ? » s’interroge Unzile. Depuis cinq jours, ses questions se heurtent à un mur d’incompréhension. À 42  ans, Yigit Aksakoglu a travaillé comme consultant pour diverses institutions, dont l’université Bilgi. Depuis plusieurs années, ce militant des droits de l’homme planche sur les droits et l’éveil des enfants de 0 à 3 ans. Rien de politiquement incorrect. « Il travaille d’ailleurs étroitement avec de nombreuses municipalités, dont certaines sont dirigées par l’AKP, le parti du pouvoir », précise-t-elle. Yigit est également bien connu de la petite communauté française qui le croise habituellement chaque matin lorsqu’il dépose sa fille aînée, Deniz, à l’école Pierre-Loti d’Istanbul.

Pour la justice, son « crime » remonte aux manifestations de Gezi de 2013. À l’époque, des milliers de personnes sortirent dans la rue pour protester contre la destruction du parc du même nom, mitoyen de la place Taksim, et dénoncer la dérive autoritaire du pays. Comme nombre de Stambouliotes, Yigit en fit naturellement partie. « Dans son acte d’accusation, il lui est reproché d’avoir pris part, en tant que médiateur et modérateur, à différentes réunions prônant la mobilisation non-violente à la suite des manifestations de Gezi, sur la base de conversations téléphoniques enregistrées pendant six mois, de juin à décembre 2013. Mais, comble de l’absurde, l’acte précise que le contenu de ces meetings n’a pu être identifié. En fait, les fondements de l’accusation sont très flous », s’insurge Asli Kazan, l’avocate. Encore plus absurde : Yigit n’a jamais travaillé avec Osman Kavala. « Ils ne se connaissaient même pas ! » insiste son épouse.

Selon le chercheur turc Ahmet Insel, il n’y a pas photo : Yigit est le nouveau « figurant » d’une fiction montée de toutes pièces pour alimenter la peur et faire porter la responsabilité de la contestation anti-Erdogan à quelques personnes. « Depuis l’arrestation d’Osman Kavala il y a un an (notamment pour liens présumés avec le putsch raté de 2016), la justice n’est pas parvenue à rassembler suffisamment de preuves. Comme le temps presse avant la réponse que la Turquie doit rendre, en janvier, à la Cour européenne des droits de l’homme, qui a été saisie dans cette affaire, le procureur tente d’étoffer le dossier pour prononcer son réquisitoire », dit-il.

La déclaration de la Direction sécuritaire relative aux arrestations de vendredi en donne un triste avant-goût : elle stipule que Kavala a « financé et organisé », à travers sa fondation Culture Anatolie, les événements de Gezi et créé « du chaos et du désordre ». Puis, elle accuse les 14 personnes arrêtées vendredi d’avoir collaboré avec le mécène en organisant, entre autres, des actions de désobéissance civile. « Depuis quelques mois, il y a une volonté évidente de créer un amalgame entre George Soros [l’architecte des révolutions de velours], Osman Kavala et Fethullah Gülen [l’instigateur présumé du coup d’État] pour appuyer la thèse selon laquelle des “ennemis extérieurs” financent une tentative de renversement du pouvoir », observe Ahmet Insel. Cette nouvelle vague d’arrestations s’inscrit également dans la continuité des purges de l’après-putsch avorté. À ce jour, des dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées et limogées à travers le pays. La moindre mobilisation est désormais réprimée : sit-in d’enseignants licenciés, rassemblement hebdoma­daire des mères de disparus, grève d’ouvriers dénonçant les conditions de travail sur le chantier du nouvel aéroport d’Istanbul…

L’approche des élections municipales, en mars prochain, y est sans doute aussi pour quelque chose. « Le pouvoir cherche à museler les voix critiques et dissuader toute forme de contestation. J’y vois aussi un message d’intimidation à l’attention du milieu associatif et artistique et de toute personne ayant un lien avec l’étranger », murmure, inquiète, une amie de Yigit qui préfère taire son nom. La confusion gagne aussi la presse progouvernementale. « Je ne comprends pas pourquoi ces gens ont été arrêtés lors de raids matinaux, alors qu’ils auraient pu être convoqués normalement pour témoigner », écrit le journaliste Ardan Zenturk dans les colonnes du journal Star. « Cette nouvelle affaire laisse entrevoir deux clans distincts au sein du pouvoir : celui qui prône la normalisation, et celui qui veut renforcer la pression sur les ONG, notamment celles qui sont en lien avec l’étranger », analyse Ahmet Insel. Certains observateurs voient même dans cette affaire une volonté interne de discréditer Erdogan, plus qu’une décision venant du président.

Victime d’enjeux politiques qui le dépassent, Yigit Aksakoglu est aujourd’hui privé de son droit le plus élémentaire : celui d’embrasser son aînée qui fête ce mercredi ses 7 ans. « Quand mes filles, Deniz et Leyla, me demandent : “Où est papa ?”, je n’ose pas leur dire la vérité. Elle est tellement surréaliste ! » confie Unzile.