Face à l’usure du pouvoir, le coup d’éclat permanent de Recep Tayyip Erdogan

mis à jour le Mardi 23 novembre 2021 à 16h08

Lefigaro.fr | Minoui, Delphine

Le président islamo-conservateur, jadis tout-puissant, voit son autorité minée par la crise économique, la résurgence de l’opposition et la maladie. Mais celui qui a juré d’imprimer sa marque reste maître dans l’art de prendre ses adversaires à contre-pied.

 

TURQUIE En foulant le hall d’entrée du tout nouvel opéra d’Istanbul, ce 29 octobre 2021, le président Erdogan ne pouvait rêver meilleure séance photo pour faire oublier ses déboires des semaines passées, sur fond de récession économique et de fiasco diplomatique évité de justesse. L’édifice ultramoderne, inauguré le jour de l’anniversaire de la République turque, occupe une place très particulière dans le cœur du « néo-sultan » : érigé sur les ruines de l’ancien centre culturel Atatürk, qui fut aux premières loges des manifestations de Gezi de 2013, il fait face à l’énorme mosquée, ouverte il y a six mois, de l’autre côté de la place Taksim. Quelle meilleure façon pour l’ex-maire islamo-conservateur d’Istanbul d’imprimer sa marque sur une ville et un pays qu’il façonne à son image depuis vingt ans ?

Le sourire de façade ne suffit pourtant pas à masquer la fatigue, évidente, qui se dessine sous ses yeux. Ses interlocuteurs le disent affaibli, souvent absent, et même sujet à des pertes de mémoire. Parfois, c’est tout son corps qui vacille, comme sur cette vidéo, partagée sur les réseaux sociaux, où le reis de 67 ans, dont on dit qu’il lutte depuis longtemps contre un cancer de la prostate, marche avec la fébrilité d’un pantin désarticulé. L’annulation récente « pour questions sécuritaires » de son déplacement à la COP26 - fort probablement liée au fait qu’il avait déjà obtenu au G20 le tête-à-tête tant espéré avec Joe Biden pour évoquer l’achat de F-16 - a également fait couler beaucoup d’encre sur son état de santé, même si son conseiller, Ibrahim Kalin, s’est empressé de désamorcer la rumeur en publiant sur Twitter un miniclip où l’on voit les deux hommes enchaîner les passes de basket-ball.

Malade ou pas, le moral n’est plus de mise. La croissance turque, autrefois florissante, qui fit depuis 2002 la popularité de son Parti de la justice et du développement (AKP), est derrière lui. La devise locale a perdu la moitié de sa valeur depuis 2018. L’inflation frôle les 20 %. Le chômage officiel tourne autour des 15 %. Fini, le temps où les investisseurs étrangers se pressaient aux portes d’une Turquie qui, fière de sa doctrine « zéro problème avec les voisins », tendait les bras vers l’Europe en prônant transparence, lutte contre la corruption, modernisation des infrastructures et réformes structurelles. Aujourd’hui, elle est ce pays qui se retrouve dans le collimateur du Gafi : l’organisme international vient de la placer sous surveillance pour ses manquements dans la lutte contre le blanchiment d’argent.

Recep Tayyip Erdogan a beau affirmer contrôler la situation, en démultipliant des initiatives jugées catastrophiques par les économistes - récent renvoi des directeurs adjoints de la Banque centrale, refus d’augmenter les taux d’intérêt - et en imputant la crise économique aux « forces obscures qui veulent affaiblir le pays », les Turcs ne sont plus dupes. À moins de deux ans des prochaines élections, les sondages créditent l’AKP d’environ 30 % des intentions de vote, loin du dernier scrutin présidentiel de 2018, remporté au premier tour avec près de 53 % des suffrages exprimés. L’alliance désespérée qu’il a scellée avec les ultranationalistes du MHP trouve aussi ses limites. Selon une nouvelle enquête de l’Institut Metropoll, « 61 % des sondés supportant l’AKP et 81 % des sondés pro-MHP ont reconnu que l’économie est actuellement mal gérée en Turquie ».

Petites phrases assassines 

De quoi expliquer son récent coup d’éclat autour de la menace d’expulsion des dix ambassadeurs occidentaux ? Selon le kémaliste Kemal Kiliçdaroglu, chef de file du principal parti d’opposition (CHP), le récent appel à les déclarer « persona non grata » pour avoir demandé la libération du mécène turc Osman Kavala, emprisonné depuis quatre ans sans aucune base juridique, est une expression de désespoir visant « à créer des causes artificielles à la ruine de l’économie » et à « masquer son bilan désastreux ». Il va sans dire qu’elle traduit, aussi, une impulsivité coutumière, « que les médicaments ne font sans doute qu’accentuer », souffle un observateur préférant taire son nom. On sait Erdogan adepte des provocations et des petites phrases assassines : traitant en 2017 Angela Merkel de « nazie » après l’annulation de meetings de deux de ses ministres en Allemagne, interrogeant en 2020 la « santé mentale » d’Emmanuel Macron et appelant au boycott des produits français en réaction au projet de loi sur le « séparatisme islamiste ». À plusieurs reprises, déjà, son pays - membre incontournable de l’Otan- a frôlé la crise internationale, notamment lors de l’envoi de navires dans les eaux grecques et chypriotes au risque de se mettre à dos ses partenaires traditionnels, l’Europe et les États-Unis.

Mais bien souvent, comme avec cette nouvelle affaire des ambassades, il lui arrive de rétropédaler, en prenant la mesure des conséquences externes de ses actes. Et parce qu’il estime, aussi, que les effets escomptés ont été obtenus dans son propre pays. « Erdogan est un adepte du double langage : il est capable de revenir sur ses décisions fracassantes quand il réalise qu’elles pourraient nuire à ses relations internationales, tout en cultivant auprès de sa base l’image d’une puissance qui tient tête à l’Occident et qui n’a de leçons à recevoir de personne », analyse le politologue turc Ilhan Uzgel. Image savamment exploitée dans son tout nouveau livre, Un monde plus juste est possible : le reis y revient notamment sur son appel à réformer le Conseil de sécurité de l’ONU, selon sa petite formule d’usage : « Le monde est plus grand que cinq. »

Imprévisible aux yeux du monde extérieur, le président turc ne suivrait, en fait, qu’une seule ligne parfaitement tracée : celle qui consiste à surpasser l’héritage laissé par Atatürk, père fondateur de la République - dont les 100 ans coïncideront avec le scrutin de 2023 - et à se maintenir au pouvoir. « Faute de stratégie, Erdogan s’est imposé comme un expert en tactiques lui permettant de l’aider à rester à son poste. Aujourd’hui, une seule question lui importe : sa survie politique », poursuit Ilhan Uzgel. Et d’ajouter : « Il est capable de se contredire, de changer de position à l’égard de Washington ou de Moscou, de vouloir entrer dans l’Europe tout en s’en écartant, de se montrer un jour islamiste, un jour nationaliste, un jour eurasianiste pourvu que cela serve ses intérêts. » Longtemps étiqueté conservateur, Recep Tayyip Erdogan a ainsi progressivement cédé aux sirènes du nationalisme à connotation autoritaire, tout en continuant à donner des gages aux populations pieuses en reconvertissant l’ex-basilique Sainte-Sophie en mosquée, ou encore en retirant soudainement la Turquie de la Convention d’Istanbul, destinée à lutter contre les violences faites aux femmes.

Ces prises de position ne peuvent être comprises sans s’arrêter sur deux événements majeurs : les manifestations de Gezi de 2013, premier grand soulèvement populaire contre Erdogan, alors premier ministre ; et le putsch raté de juillet 2016, imputé à son ex-allié, le prédicateur Fethullah Gülen. « Depuis, il s’est mis en tête de purger le pays de toutes les voies dissidentes, tout en s’engageant dans un aventurisme militaire au niveau régional, Syrie, Libye, Haut-Karabakh, qui symbolise aussi une centralisation et une personnalisation de plus en plus marquée du pouvoir », estime sous couvert de l’anonymat un professeur de sociologie, victime du grand nettoyage post-coup d’État.

Magouilles et corruption 

Avec l’instauration du système présidentiel, obtenu par référendum en 2017, Erdogan a pris la fâcheuse habitude de dégainer sans consulter ses principaux ministres, parmi lesquels celui des Affaires étrangères, tout en militarisant sa politique étrangère. « Le président turc est l’ultime décideur. Tout passe par un cercle très fermé au sein du Palais », analyse Ilhan Uzgel, en comparant le sérail à une « boîte noire ». C’est une évidence : le putsch avorté de 2016 l’a conforté dans l’idée de ne s’entourer que d’un noyau très restreint d’hommes de confiance. À commencer par les membres de sa propre famille. Tel son gendre, Berat Albayrak, passé brièvement à la tête du ministère des Finances et aujourd’hui aux commandes d’un dossier qui lui est particulièrement cher : la production et la vente de drones, devenus la vitrine géostratégique du nouveau hard power turc et des ambitions de puissance du pays. Ou encore son fils, Bilal, aujourd’hui à la tête de la Fondation pour la jeunesse turque.

La presse indépendante, ou du moins ce qu’il en reste, veille néanmoins au grain. Exemple, cette série d’articles accusant le fiston Erdogan de placer des membres de confréries religieuses, avec lesquelles il entretient des liens étroits, à des postes privilégiés au sein de l’appareil d’État. Depuis que l’AKP a perdu plusieurs grandes villes aux élections municipales de 2019, l’opposition se ragaillardit, encouragée par la victoire de deux maires kémalistes à la tête d’Ankara et Istanbul. Documents à l’appui, Mansur Yavas et Ekrem Imamoglu dénoncent les magouilles et la corruption qui entachent l’entourage du président. Deux anciens cofondateurs de l’AKP, l’ex-premier ministre Ahmet Davutoglu et l’ex-ministre de l’économie, Ali Babacan, donnent également de la voix contre Erdogan. À l’unisson, ils n’ont de cesse de dénoncer « le régime d’un seul homme », qu’ils estiment fatal pour le pays.

Si elles parviennent à former un bloc uni, en ralliant à leur cause d’autres petits partis et en mettant de côté leurs divergences et leurs ego, ces différentes figures de l’opposition pourraient pour la première fois présenter une menace sérieuse contre lui. Fragilisé, le numéro un de Turquie n’est pourtant pas homme à se laisser abattre. Par le passé, cet as de la tactique a prouvé qu’il était capable de convoquer des élections anticipées ou de faire réviser les lois, pourvu qu’elles l’aident à assurer sa longévité. Et l’approche du scrutin prévu en 2023 ne fera qu’augmenter la probabilité de nouvelles « surprises ». « Beaucoup d’observateurs considèrent que le président turc pourrait encourir de nombreux problèmes judiciaires s’il venait à être battu. C’est pourquoi tous les coups seront permis dans les mois à venir », prédit Didier Billion, spécialiste de la Turquie et directeur adjoint de l’Iris.