Amineh Kakabaveh, l’égérie suédoise du Kurdistan

mis à jour le Mardi 28 juin 2022 à 16h37

LE MONDE | Anne-Françoise Hivert (Stockholm (Suède), correspondante régionale) | 28/06/2022

Députée sans étiquette, cette ancienne peshmerga, d’origine kurde iranienne, est citée par le président turc Erdogan pour justifier son refus d’accepter l’adhésion de la Suède à l’OTAN.

 

Son téléphone portable n’arrête pas de sonner. Députée indépendante, Amineh Kakabaveh n’a ni secrétaire ni assistant parlementaire. C’est elle qui gère ses rendez-vous. Elle avait prévu de faire l’interview à la cantine du Parlement, mais se ravise et propose d’aller dans son bureau, « pour ne pas être dérangée ». Il est 11 heures, mardi 21 juin, et tous les journalistes politiques suédois la traquent, pour savoir si elle va soutenir le budget du gouvernement social-démocrate de Suède, le lendemain – ce qu’elle fera.

Cette popularité soudaine, Amineh Kakabaveh la doit à un étrange concours de circonstances, dû à son départ du parti de la gauche, en août 2019. Entre deux blocs, pourvus de 174 sièges chacun, l’ancienne combattante peshmerga, d’origine kurde iranienne, marxiste et féministe, se retrouve en position de faire et défaire les majorités au Parlement. Mais c’est la candidature de la Suède à l’OTAN qui la projette sur le devant de la scène.

A peine le royaume avait-il déposé sa demande d’adhésion, le 18 mai, que le président turc Recept Tayyip Erdogan annonce qu’il y mettra son veto. Il accuse la Suède d’héberger des « terroristes » et constate que certains « siègent même au Parlement ». Parmi les huit députés d’origine kurde, Amineh Kakabaveh se sait visée.

Le 20 mai, dans une interview à la radio suédoise, l’ambassadeur de Turquie à Stockholm, Emre Yunt, confirme. Il dénonce l’accord qu’elle a passé avec les sociaux-démocrates, le 23 novembre 2021, avant l’élection de Magdalena Andersson au poste de premier ministre. En échange de son vote, la députée a obtenu notamment que le parti juge « inacceptable » le fait que des « acteurs étatiques » – comme la Turquie – qualifient les sympathisants des milices kurdes syriennes (YPG, Unités de protection du peuple) de « terroristes ». M. Yunt ne cache pas qu’il souhaiterait la voir extradée en Turquie,  « si c’est possible », dit-il, avant de se rétracter le lendemain.

« Couardise » de « la classe politique »

« J’ai d’abord cru que c’était une blague, je ne suis même pas turque », s’esclaffe la députée, petite robe colorée et sandales compensées, une cascade de boucles noire lui dégringolant sur les épaules. Mais les propos de l’ambassadeur ne l’étonnent pas. Depuis qu’elle utilise régulièrement son temps de parole au Parlement suédois comme tribune pour dénoncer la répression des Kurdes par le régime d’Erdogan, Amineh Kakabaveh est devenue l’une des bêtes noires du président turc.

En Suède, terre d’exil pour 100 000 Kurdes, originaires de Turquie, de Syrie, d’Iran et d’Irak, ses positions étaient relativement consensuelles, jusqu’à la candidature du pays à l’OTAN. Depuis, son statut de députée sans étiquette et l’influence qu’elle a su en tirer suscitent l’agacement de ses collègues et la haine, sur les réseaux sociaux, où ses opposants se délectent de l’expression « sauvage politique » – « polititisk vilde » – utilisée pour qualifier un député indépendant. « Mais j’ai aussi reçu des milliers de messages de soutien », affirme-t-elle.

Amineh Kakabaveh est contre l’adhésion de la Suède à l’OTAN. Elle dénonce la « couardise » de « la classe politique » suédoise, prête à faire des concessions à Erdogan et « à s’allier à une dictature pour en combattre une autre ». Concernant la levée des restrictions sur les livraisons d’armes à la Turquie, envisagée par Stockholm, elle s’insurge : « Ces armes seront utilisées pour massacrer les Kurdes. Chaque jour, Erdogan bombarde le nord de la Syrie et tue des civils. »

Dans son bureau au Parlement, le décor témoigne de son engagement militant, qui la tient éveillée la nuit. Sur le mur est accroché un immense portrait de Che Guevara. En dessous, le drapeau violet du HDP, le parti de la gauche pro-kurde en Turquie, est étendu sur une chaise. Elle montre une flamme en bois, sculptée par des femmes palestiniennes, dans sa bibliothèque. A côté, trône le diplôme que l’hebdomadaire Fokus lui a remis, quand il l’a couronnée « Suédoise de l’année » en 2016. Son autobiographie – Pas plus grande qu’une kalachnikov(non traduit) – est rangée parmi d’autres livres.

Egalité entre hommes et femmes

Devant le Parlement, le 7 juin, elle a raconté une anecdote. Quand elle est arrivée en Suède en 1992, à 19 ans, en tant que réfugiée, elle a passé un contrôle médical. « Il y avait un élément, dans mon sang, que les médecins ne parvenaient pas à identifier. Au bout d’un certain temps, j’ai compris que c’était des traces de gaz moutarde, ce que les analyses ont confirmé. » L’agent chimique a été utilisé par l’armée de Saddam Hussein, lors du massacre de Halabja, dans la province du Kurdistan irakien, en mars 1988. « Cinq mille Kurdes ont été tués et j’ai perdu 70 de mes camarades pendant l’attaque, raconte-t-elle. L’oppression des Kurdes, je l’ai dans mon corps. »

Deuxième enfant d’une fratrie de huit, Amineh Kakbaveh est née dans un village près de Saqqez, dans le Kurdistan iranien. Son père vend des animaux, sa mère s’occupe de la maison. Les enfants travaillent au champ ou font de la couture. Selon son passeport, elle est née en 1970, mais dit avoir « quatre ans de moins ». Toute petite déjà, elle rêve de devenir peshmerga : ces combattants kurdes, qui acceptent les femmes dans leur rang et imposent le respect dans les villages. « Quand ils venaient, les hommes arrêtaient de battre leurs femmes et les pères de marier leurs enfants. »

En Iran, les islamistes ont pris le pouvoir en 1979. Un jour, un haut gradé débarque dans le village et impose à son père de la marier, ou elle sera « tuée, après avoir été violée ». Amineh a 13 ans. Son père est arrêté, torturé. Son frère de 15 ans, emprisonné pour avoir caricaturé l’ayatollah Khomeiny. Quand il rejoint l’organisation kurde d’extrême gauche Komala, elle part avec lui. Auprès des peshmergas, elle découvre « l’égalité entre hommes et femmes ». Les plus âgés donnent des cours d’éducation politique aux plus jeunes. Elle participe à des combats, mais ne tue personne.

Après avoir vu trop de ses camarades périr, elle se réfugie en Suède, où elle apprend à lire et écrire, s’inscrit à l’université et décroche un master en action sociale internationale. A gauche de la gauche, célibataire, sans enfant, elle est aussi une farouche laïque. Fondatrice de l’association Ni putes, ni soumises en Suède, elle s’attire les critiques acerbes de son parti, quand elle prône l’interdiction du voile dans les écoles ou dénonce la progression de l’intégrisme religieux, dans les banlieues suédoises. Sans formation politique, elle ne pourra pas se représenter aux élections du 11 septembre, mais compte poursuivre son combat, peut-être sur la scène internationale.